Par MARIE-CLAUDE PARADIS-VIGNEAULT
Je sais que dans les prochains jours, sous l’assaut des publicités « Cadeaux pour maman » et les éloges sur les réseaux sociaux envers les merveilleuses mom de ce monde, les blessures maternelles brûleront plus vivement pour plusieurs d’entre nous.
Je mentirais de dire que je comprends ce que vous ressentez, si comme moi, vous n’avez plus de mère dans vos vies. On deal tous différemment avec l’abandon, la violence, la mort ou la maladie mentale de nos proches, et plus particulièrement avec celle qui nous a enfanté.
Ce que je peux vous dire par contre, c’est que de nombreuses mamans sont dépourvues de ressources affectives pour assumer pleinement et sainement ce rôle. Ce n’est pas de ta faute si la tienne n’a pas su comment jouer le sien.
Bref, l’amour d’une mère ce n’est pas tout, on peut se construire sans elle, et s’offrir à soi et à nos proches, ce qu’elle n’a pas pu nous donner.
Voilà plus de 20 ans que je n’ai pas vu la mienne. La dernière fois, je quittais notre appartement de Pont Viau pour aller rejoindre mon père et ma soeur aux îles-de-la-madeleine. C’était à l’été de mes quinze ans. Initialement, je devais seulement partir en vacances pour deux semaines. J’ai finalement choisi d’y rester. Blessée par mon départ, elle a décidé de radicalement couper les ponts entre nous deux. Aujourd’hui, j’ai 36 ans et je suis toujours sans nouvelle, mais ça ne me donne pas pour autant le goût de participer à Claire Lamarche *Spécial retrouvailles* pour y faire brailler un public sensible. C’est correct, la vie continue, et ma mère n’est pas le socle de la mienne.
Il y a quelques fois des événements ou des gens qui me rappellent ma situation familiale particulière, comme la Fête des mères et le fameux temps des fêtes. J’écris « particulière », alors que pour moi cette situation est normale. Je sais cependant que pour plusieurs personnes, elle ne l’est pas. On est au 21e siècle et on vit encore dans le fantasme de la famille nucléaire ainsi que dans celui de la sacro-sainte-mère.
À l’été 2016, j’ai réalisé un projet documentaire auprès de gens liés à la Place Émilie-Gamelin (Montréal). J’y ai côtoyé beaucoup de personnes en situation d’itinérance et de pauvreté, vivant de mendicité ou d’un maigre chèque d’aide sociale. Or, la plupart de nos discussions ne portaient ni sur l’argent, la santé, le logis ou sur le travail; ce sont les blessures du coeur qui jaillissaient de nos échanges. En écrivant ces lignes, je pense plus particulièrement à Maurice, un homme attachant et malicieux, aujourd’hui âgé de 75ans, qui a perdu sa mère alors qu’il venait à peine d’entrer dans l’âge adulte:
« Ma mère m’a bien élevé, mais elle est partie trop jeune. J’avais 19 ans quand elle est morte. J’y pense souvent. J’essaie à moins y penser, ça me fait toujours de la peine. Ca me manque toujours. Elle m’a toujours manquée depuis qu’elle est morte en 1964, le 27 septembre. C’est à veille de faire 52 ans et j’y pense à tous les jours. J’ai sa photo chez-nous. » Propos recueillis dans le cadre de Dessine-moi Gamelin.
Malheureusement, il n’existe pas de programme de réinsertion du coeur pour ces gens brisés par le deuil ou l’absence. Ils et elles portent quotidiennement le poids (in)visible de leurs peines d’amour.
De mon côté, sans prétendre être au-dessus de la mêlée des orphelines, je ne sens pas de manque maternel particulier dans ma vie. J’accepte cette situation, peut-être froidement aux yeux de certains. Il y a longtemps que j’ai compris que ma mère souffre, et que je ne suis point responsable de sa souffrance. L’absence de celle-ci n’a jamais été un sujet tabou, ça ne me gêne aucunement d’en parler ni d’écrire à ce sujet. Je ne suis pas en train de me confier en écrivant ces lignes. Ce qui me rend inconfortable cependant lorsque j’aborde le sujet, c’est le trouble qu’il peut provoquer chez mes interlocuteur.trices. Plus d’une fois, j’ai consolé des amies après leur avoir raconté une partie de mon histoire familiale. Elles n’étaient pas capables de s’imaginer vivre sans leur maman, et cherchaient en moi les tares freudiennes laissées par l’absence de la mienne. C’est drôle, pis pas.
Il y a quelques années, alors que je discutais des préparatifs de mon mariage, une amie m’a demandé comment je vivais le fait que ma mère n’y serait pas. Cette question m’a plutôt surprise, car j’avoue que je n’y avais jamais réfléchi. Je suis orpheline de mère depuis tellement longtemps, qu’aujourd’hui cette absence est devenue invisible. Il n’y a pas de chaise vide autour de ma table.
C’est sûr qu’il y a une part de moi qui aimerait comprendre ce qui s’est passé dans sa tête le jour où elle a décidé de couper les ponts de manière définitive. Oui, en effet, ma plus grande souffrance, c’est de ne pouvoir comprendre. Et il n’y a personne en mesure de m’expliquer. De toute façon, il reste toujours une part de mystère dans les histoires familiales, des lignes de failles insaisissables entre les générations. Il y a de jolies photos sur Instagram, mais les familles normalo-typiques-hétéro-nucléaires-so-perfectly-happy! n’existent pas. Ce modèle est une fiction publicitaire nord-américaine qui crée des aspirations irréalistes pour le commun des mortels. Je vis dans ma réalité telle qu’elle est, avec les gens présents, et ça me va de ne pas jouer dans celle de Stepford Wives.
Lorsque je vois des envolées émotives et des discours universalistes sur l’instinct maternel et la bonté innée des mères de ce monde, je retiens difficilement un léger rictus sarcastique. C’est le rictus de l’anthropologue et de l’orpheline. Je suis loin d’être la seule enfant abandonnée par sa mère, et de nombreuses mamans sont dépourvues de ressources affectives pour éduquer leurs enfants. De la violence maternelle, ça existe. L’amour, l’altruisme et la tendresse s’apprennent et se transmettent, il n’y a rien d’instinctif dans la maternité. Il y a une part de choix intrinsèque à la maternité. Ce qui n’enlève rien aux mères fantastiques qui assument pleinement leur rôle, au contraire.
Alors que plusieurs familles célébreront d’une manière ou d’une autre leur amour et leur reconnaissance infinie envers leur mère ce dimanche, moi j’aurai une pensée spéciale pour tous les Maurice qui souffrent de leur absence, et pour ma soeur, qui a pleinement choisi son rôle auprès de ses enfants.