J’imagine la tête ahurie de mes ami.e.s et connaissances en lisant ce titre choc! Tsé, moi la fille qui achète ses pois chiches en vrac au magasin d’aliments naturels du quartier. Celle qui fait sa crème glacée maison avec des noix-de-cajou-trempés-pendant-12 heures et qui refuse d’acheter de la vinaigrette-à-salade-chimique-vendue-dans-les-grosses-épiceries! Bien cette fille-là, une fois de temps en temps, elle se bourre la face d’un Kraft Dinner avec des saucisses à hot-dog Maple Leaf (ou peu importe la marque en spécial cette journée-là), et pour faire sa fancy, elle ajoute du persil sec sur le top et un peu de poivre moulu. Ça aussi c’est moi.
Oui, je le sais que sur le plan nutritionnel, le Kraft Dinner, c’est dégueulasse. Oui, je le sais que de manger de la viande, d’autant plus des charcuteries industrielles bourrées de cochonneries et issues de mega-porcheries polluantes, c’est mal. Sauf que.
Je ne suis pas née dans une riche famille bio-granola-équitable-altermondialiste-du-plateau Mont-Royal. Je suis de la workingclass. Fille de parents pauvres séparés, j’ai grandi entre des blocs bruns de Laval et une modeste maison aux Îles-de-la-Madeleine. Pis non, mon repas quotidien madelinot n’était pas composé d’homard, de crabe et de caviar. Ma mère ne cuisinait pas; elle réchauffait de la nourriture. Je ne l’ai jamais vue faire sa propre sauce à spaghetti. Celle qu’on mangeait c’était de la Catelli à viande. Et nos desserts, c’était bien souvent des petits gâteaux Vachon. Or, il ne faut pas lire ce menu sous une musique dramatique. C’était la gastronomie que je connaissais et j’aimais ça à l’époque.
Quand je suis partie vivre chez mon père aux îles, sa femme cuisinait sa propre sauce à spaghetti, le classique de bien des foyers québécois: sauce tomates, boeuf haché, carottes, oignons et céleri. Bien évidemment, elle n’apprêtait pas son pâté chinois avec des lentilles et des patates douces comme je le fais aujourd’hui! D’ailleurs, la première fois que mon chum a rencontré cette version végétarienne, perplexe, il m’a demandé: « c’est quoi que t’as pas compris dans steack- blé d’inde- patates? » Bref, à ses yeux, j’étais pire que Thérèse dans La Petite Vie! (Quoiqu’ il est finalement devenu adepte de ma version). J’ai donc été nourrie au traditionnel steack-blé d’inde-patates.
Je suis partie de la maison à 19 ans pour voyager et étudier. C’est au fil de mes expériences à l’étranger que j’ai découvert les joies d’une gastronomie variée et santé, ainsi que l’importance de se nourrir d’un menu composé d’aliments frais. Exit de ma maison les Kraft, Vachon, Sidekick et Catelli de ce monde!
Alors que j’étais au cégep, j’ai co-habité avec des gens issus de divers milieux culturels: Maroc, Gabon, Côte d’Ivoire et une végétarienne de Matane! À leurs côtés, j’ai découvert de nouvelles façons de préparer la nourriture et de nouvelles saveurs. Ma soif de connaissances et de justice sociale m’ont également sensibilisée aux enjeux de la déforestation en Amazonie pour y parker les boeufs du McDonald, aux conséquences de la contamination des eaux par les méga-porcheries canadiennes avec Bacon, le film et à l’importance de consommer local, bio et/ou équitable. J’ai été végétarienne et j’ai même tenté le végétalisme, mais bon, je l’avoue, je suis une mauvaise militante radicale. Disons que j’ai une assiette politique plutôt modérée.
Alors pourquoi encore aujourd’hui, du haut de mes 33 ans, avec tout ce bagage de connaissances et de compétences culinaires, je rechute euphoriquement une fois de temps en temps, dans le maudit Kraft Dinner et les saucisses à hot-dog?Well. Simplement parce que j’ai l’enfance dans le ventre. Peu importe mes apprentissages, peu importe mes diplômes, peu importe mes voyages et peu importe mon revenu annuel, la petite fille que j’ai été ne m’a jamais quittée. Je garde encore sur ma peau des souvenirs d’elle tellement excitée lorsque, une fin-de-semaine sur deux, en allant chez son père, celui-ci lui annonçait triomphalement, qu’il lui avait préparé sa grande spécialité du chef: Un Kraft Dinner avec des saucisses!
Somme toute, les goûts culinaires ce n’est pas qu’une question de préférence individuelle, c’est d’abord une question de culture et de classe socio-économique. Pour paraphraser un ami: « Proust avait sa madeleine, moi, j’ai mon Kraft Dinner pour me ramener en enfance. » Peu importe nos valeurs sociales ou environnementales, lorsque l’on regarde une assiette de haut et avec dédain, on s’abaisse au mépris des autres.
« Je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi ». Marcel Proust, Du côté de chez Swan, 1913.