Ma biopic Gamelin

« Quel que soit le phénomène étudié, il faut d’abord que l’observateur s’étudie, car l’observateur, soit perturbe le phénomène observé, soit s’y projette de quelque manière. Quoiqu’on entreprenne dans le domaine des sciences humaines, la première démarche doit être d’auto-analyse, d’auto-critique. » Edgar Morin, L’Esprit du temps

Inspirée par les travaux de chercheur.e.s inscrit.e.s dans le courant postmoderne, le courant féministe et post-structurel, je tends à privilégier une démarche réflexive au sein de mon approche ethnographique. Je suis autant intéressée par mon sujet de recherche que par ma démarche scientifique et le processus de production de données ethnographiques. Il y a bien longtemps que j’assume la subjectivité de mes travaux.

« Reflexivity is focused upon « what I know » and « how I know it », and entails an ongoing conversation about experience while simultaneously living in the moment. » Rosanna Herts (1997)

Tout au long de mon terrain sur la Place Émilie-Gamelin (Montréal), j’ai tenté de faire l’examen de ma cartographie personnelle afin de mieux saisir les limites, les récurrences et les ouvertures ethnographiques que je rencontrais. Suite à une première entrevue filmée pour #DessineMoiGamelin, j’ai invité Alix Grinsell, stagiaire à la programmation des Jardins Gamelin,  à m’interviewer à son tour à partir du questionnaire de recherche auquel elle venait tout juste de répondre. Cette démarche réflexive m’a amenée à réfléchir sur la pertinence des questions posées et à prendre du recul sur mes liens historico-personnels avec cet espace public.  Voici donc ma petite histoire Gamelin en quatre moments charnières sur ce lieu hautement symbolique de Montréal. Ces souvenirs ont construit ma trame narrative Gamelin.

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Entrevue avec Alix Grinsell, stagiaire à la programmation Jardins Gamelin

« Reflexivity here involves a turning back of inquiry on the formative conditions of its production by variously adressing questions of the researcher’s biographical relationship to the topic, the multiple voices in the text, different potential readings and the instability between the research text and the object of the sudy or representation. » Gray 2008: 936

Pour moi, la Place Émilie-Gamelin porte différents visages. Le premier souvenir que j’en ai est grandiose. J’avais alors 7 ans, nous venions de quitter les Îles-de-la-madeleine pour venir nous établir dans la grande métropole. Avec ma mère, nous étions venus assister aux spectacles du 350e de Montréal. J’étais alors une petite fille des îles toute impressionnée par la foule, la grande scène et les effets visuels et sonores. Je fus dès lors éblouie par la grandeur de Montréal.

Adolescente, je passais parfois devant ce parc avec une certaine crainte. Mes parents m’avaient avertie du trafic illicite et j’étais parfois interpellée par des hommes qui déambulaient sur la rue Ste-Catherine. Ils m’offraient de la drogue ou ils me faisaient des compliments ambigus. J’évitais le plus possible de communiquer avec eux et je ne « trainais » pas trop longtemps dans ce lieu.

En 2012, alors que j’étais une étudiante militante au sein du mouvement surnommé les « carrés rouges », je manifestais régulièrement la nuit en partance du Parc Émilie-Gamelin. Mon rapport à ce lieu était alors à la fois politique, social (j’y rejoignais des ami.es et des camarades) et hostile envers le SPVM. Disons que je ne garde pas d’heureux souvenirs des charges policières et du gaz lacrymogène.

Puis en 2016, j’ai été étonnée par la transformation des lieux opérée par le Quartier des Spectacles, La Pépinière, Sentier Urbain et Présence Compassion. Déménagée au Lac-Saint-Jean,  je n’y avais pas mis les pieds depuis 4 ans. Je  ne connaissais pas encore les Jardins Gamelin qui de prime abord m’ont beaucoup plu. Avec leur programmation de spectacles, les espaces jardins et les activités offertes, je fais certainement partie des gens ciblés par ce projet qualifié de « réappropriation citoyenne ».  Au fil de l’été 2016, les Jardins Gamelin sont devenus à la fois mon lieu de travail et de sorties. Bref, je « colle » désormais souvent dans ce lieu public.

Je dirais même que mon rapport avec la Place Émilie Gamelin est devenu viscéral. Les rencontres que j’y faits, les histoires de vie qui me sont racontées ont changé mon regard sur les lieux, sur Montréal et sur les gens, tout simplement.

Somme toute, mon regard anthropologique sur la Place Émilie-Gamelin n’est pas neutre. Il est teinté de mes expériences positives (spectacles grandioses) et négatives (peur et colère). En faisant cette rétrospective toute personnelle, j’ai pu mieux me situer sur mon terrain. Je deviens ainsi l’un des sujets de ma recherche et cet exercice me permet de comprendre un peu plus la lecture sociale que je fais de ce lieu. En raison d’appréhensions plus ou moins conscientes, j’ai évité au début de mon terrain certains groupes sociaux (dont les hommes d’âge mûr) et des aires du parc, comme la Dalle 3, située au bord de la rue Maisonneuve, réputée pour la présence de narcotrafficants et de consommateurs-trices de drogue, notamment de crack.

Toutefois, en me posant comme sujet et en prenant conscience de certaines zones évitées, j’ai pu aller au-delà des limites de ma cartographie personnelle et élargir mon terrain de recherche. J’ai donc finalement exploré la fameuse Dalle 3 où j’ai même fait de très belles entrevues touchantes de vérité. Elles n’auraient peut-être pas eu lieu si je n’avais pas pris conscience de mes appréhensions ancrées dans des souvenirs et des clichés. Tout compte fait, révéler sa part de subjectivité, rendre visible la construction de nos connaissances et faire un travail réflexif  dans une démarche anthropologique n’invalident pas la valeur de nos données, bien au contraire. Une approche réflexive enrichit celles-ci de notre plus-value personnelle.

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Image tirée du film Kitchen Stories, 2003

(Herts et Gray cités dans The Routledge Doctoral Student’s Companion: Getting to Grips with Research in Education and the Social Sciences)

Crédit photo couverture: Layla Belmahi

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