Christian et moi

L’instrument principal de toute recherche ethnographique est le corps de l’ethnographe : ce qu’il est, ce qu’il dégage, comment il s’exprime et toute la mémoire corporelle et familiale qu’il porte teinte son rapport aux autres de manière plus ou moins consciente. Tout.e chercheur.e rencontre des limites d’accès à un espace-terrain et ce, malgré la multiplicité des personnes rencontrées et la bonne volonté de celui-ci.  Dans le monde des sciences, nous avons tendance à intellectualiser notre démarche et nos intérêts qu’on ancre dans des théories et des approches prétendument objectives, alors que fondamentalement, c’est de nous que nous parlons à travers nos projets et ce, encore plus particulièrement lorsque nous en choisissons le sujet. Les gens que nous rencontrons, les informations que nous recueillons sont à la fois accessibles et limitées par ce que nous sommes, au-delà de toute méthodologie éprouvée.

Lorsque je suis entrée pour la première fois sur la Place Émilie-Gamelin à titre d’ethnographe pour Amplifier Montréal, j’étais loin de me douter que cette expérience professionnelle me plongerait dans une aussi grande aventure introspective. J’étais là dans le but d’étudier les points de vue des gens qui fréquentent et habitent ces lieux ainsi que les dynamiques de cohabitation qui à la fois unissent et fragmentent la toile humaine Gamelin.

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Alix Grinsell, stagiaire à la programmation Jardins Gamelin et participante au projet Dessine-Moi Gamelin

Pour entrer au cœur de la recherche ethnographique et rencontrer des personnes qui accepteront de se prêter au jeu de la recherche, tout ethnographe doit trouver sa porte d’entrée. Pour la plupart des chercheur.e.s, celle-ci se présente bien souvent à un endroit et de manière inattendus. Les relations humaines sont difficilement calculables. Lors de ma première visite guidée des jardins, j’ai fait la rencontre de Christian avec qui je me suis liée d »amitié très rapidement. Je le revois encore se tenir dignement à côté de la serre d’aquaponie et ouvrir le couvercle pour nous montrer les poissons. Quand j’ai tenté d’entrer en communication avec lui, il m’a fait signe qu’il était sourd. À sa grande surprise, je lui ai alors répondu en Langue des Signes du Québec (LSQ). Je n’ai pas de mot pour décrire l’étincelle dans ses yeux lorsque je lui ai ouvert cette fenêtre pour communiquer. Nous avons échangé quelques informations sur nous-mêmes, je lui ai expliqué que ma sœur est sourde et que j’ai travaillé auprès de la communauté sourde de Montréal pendant plusieurs années. Heureux de notre rencontre, il m’a ensuite présenté plusieurs habitué.e.s de la Place Émilie-Gamelin, en soulignant à chaque fois que je connaissais la LSQ…et que j’étais interprète. Information que je devais démentir pour  ne pas insulter cette profession !

Christian est une personne très attachante et je prends conscience au fil de mes rencontres de la grande place qu’il occupe dans la toile fragile qui lie les gens de ce parc. Alcoolique et malade, beaucoup d’intervenant.e.s se mobilisent autour de lui pour tenter de l’aider. Il est locataire d’une petite chambre, mais il semble préférer dormir parmi ses ami.e.s de la Place Émilie-Gamelin. Depuis que j’ai rencontré Christian, je suis habitée du sentiment qu’il nous quittera sous peu. À chaque fois que je vais dans le parc, je me dis qu’il se peut qu’il n’y soit plus. Que notre dernière rencontre était bien la dernière. Ce sentiment est d’autant plus fort depuis que j’ai assisté à une série de crises d’épilepsie qui ont conduit Christian à l’hôpital. Lorsque l’ambulancier m’a demandé si je montais à bord de l’ambulance, j’ai hésité. Finalement, je l’ai laissé partir.

La semaine dernière, Christian a accepté qu’on le filme pour mon projet webdocumentaire Dessine-moi Gamelin. Il nous a montré les endroits ou il vient manger, travailler (bénévolement) et dormir. Il nous a aussi amené à l’extérieur du parc, dans l’un des « hot spot » de Montréal, une arrière-cour connue pour être un site d’injection et de prostitution. Il y avait dormi la veille pour la première fois après avoir été réveillé brutalement par les coups de pieds d’un policier alors qu’il dormait aux Jardins Gamelin. Cette visite filmée fut un moment de vérité où Christian m’a généreusement raconté une partie de son histoire et où j’ai compris que la langue des signes n’était pas la seule ficelle  invisible de notre rencontre. Tout comme mon père, Christian est prisonnier de l’alcool.

Même si j’ai développé une sorte de sentiment d’attache envers Christian, je n’ai pas espoir qu’il se guérira un jour de son alcoolisme. J’ai trop souffert des espoirs déçus envers mon père. Conséquemment, pour me protéger, je ne tente pas de l’aider et je l’accepte tel qu’il est. Christian m’a dit lors de notre visite de ses lieux qu’il se laissait mourir à petit feu. Je le laisse partir. On ne connaît jamais tous les liens qui nous unissent aux gens, mais je sens qu’à travers Christian je suis liée au Parc Émilie-Gamelin.  Oui, j’en suis sûre. Il est à la fois ma porte d’entrée ethnographique et ma courroie dans ce vaste territoire humain.

Crédits photos: Helgi Piccinin (couverture) et Marie Meudec (ci-dessous)

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